«  Radiation  », de Hideko Tamura Snider [brochure sur Hiroshima]



6 et 9 août 1945, Hiroshima et Nagazaki, deux bombes nucléaires explosent au Japon.

Hideko Tamura Snider est une travailleuse sociale et psychiatre à l’hôpital de l’université de Chicago. C’est une hibakusha – une survivante de la bombe atomique de Hiroshima. Elle a écrit un livre racontant son histoire : A Sunny Day. Ce qui suit est une traduction d’un entretien mené par Studs Terkel, publié dans le livre Will the Circle Be Unbroken ? Le reste se passe de commentaire.

Article paru sur bureburebure.info.
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J’ai remarqué que les gens ne pensent plus trop à Hiroshima. Si seulement ils pouvaient inscrire le 6 août sur leur calendrier, pour simplement se rappeler chaque année d’Hiroshima et de sa signification pour l’espèce humaine.

Le 6 août 1945 était une journée magnifique. C’était un jour très heureux pour moi puisque je venais, la veille, de convaincre mes parents de me ramener à la maison, pour être avec eux, pour être chez moi à Hiroshima. J’avais été évacuée dans un village éloigné. On pense à l’évacuation des enfants britanniques, mais on pense très peu aux enfants japonais. Les deux pays sont pourtant de petites îles. Mon grand-père, qui était décédé quelques années auparavant, était un industriel et possédait une grande propriété. Nous y vivions, ma famille et celle du frère aîné de mon père, entourés par des jardins somptueux, vraiment somptueux, à un kilomètre environ du centre-ville. Le contraste était saisissant : une paisible matinée heureuse, charmante, innocente, s’est soudain transformée en une destruction totale de tout ce que je connaissais. Le feu, la brûlure, le fracas. Ce jour-là, ma mère devait s’en aller pour gérer quelques affaires au centre-ville. Mon cousin, tout comme mon frère, y étaient déjà. Mon père se trouvait quant à lui au port de Hiroshima, à quelques kilomètres du centre. J’étais dans ma chambre. D’abord, il y a eu une sirène nous prévenant que des avions arrivaient, puis la radio a dit : « L’alerte est terminée, vous pouvez retourner travailler. » Des personnes qui étaient dehors, beaucoup ont même enlevé leurs chemises. C’était une magnifique journée ensoleillée, le ciel était éclatant.

J’avais 10 ans, j’allais sur mes 11. J’étais arrivée la veille, je rattrapais donc mon retard en lisant ce que mon cousin m’avait donné, qui avait quelque chose à voir avec un livre de garçon, une histoire de duel de samouraïs. Comme j’avais un peu mal à l’estomac, ma mère m’avait laissé du porridge.

Il y a eu cette lumière précédant le son gigantesque de l’explosion, le genre d’intensité que je n’avais jamais entendue alors, et que je n’ai jamais entendue depuis. Puis les maisons sont parties en morceaux, elles se sont effondrées sous la force du vent et du tremblement de terre. Et j’ai été recouverte de débris. Tout cela a duré, je le pensais, un laps de temps infini. C’était le noir complet et j’étais frappée par toutes sortes d’objets tombant sur moi. Même en étant enfant, c’était la première fois qu’au milieu des ténèbres je me suis dit : « Je vais mourir. » Quand j’ai dit ça, quelque chose de très calme s’est produit – c’est très étrange de s’en souvenir. Le souffle et la force du vent ne se sont pas arrêtés. Cela a juste continué et je me suis dit que cela ne s’arrêterait jamais. Ces mots me venaient à l’esprit : « Voilà ce que c’est de mourir à la guerre. Je vais mourir. » J’étais très surprise quand tout s’est enfin arrêté. J’étais toujours vivante, à inspirer et expirer. Oh oui…

Je ne suis sortie qu’au prix d’un gros effort, car je ne pouvais pas vraiment bouger. D’une manière ou d’une autre, après que je me suis extirpée, j’ai vu le paysage entièrement transformé autour de moi. Au début, je croyais qu’il y aurait un énorme cratère au milieu du jardin de mon grand-père, car je pensais qu’il avait été touché par une bombe gigantesque. Il n’y avait pas de cratère. Alors je suis sortie. La maison était écroulée comme un château de cartes. À l’intérieur, tout n’était que décombres. Les premières personnes que j’ai vues étaient deux femmes à terre. Leurs habits étaient tachés de sang, elles demandaient de l’aide. D’autres tentaient aussi de sortir de la maison. Ils étaient couverts de suie et leurs cheveux étaient complètement ébouriffés. Plus tard, j’ai vu de nombreuses personnes blessées et brûlées.

Je pense que nous étions tous en état de choc. Nous avions tous été élevés dans une culture valorisant la persévérance – se plaindre n’était pas vu d’un bon œil. Alors tu persévères, et la vertu c’est se débrouiller avec ce qui arrive, quoi que ce soit. Tu n’es pas censé pleurer de douleur. Quelques personnes qui ne pouvaient s’en empêcher parlaient, mais la plupart restaient silencieuses. Elles chuchotaient, comme si elles ne pouvaient respirer, car vous comprenez bien qu’elles agonisaient. Je pense que ma sensation était proche de celle d’une statue de glace. Je savais que nous étions en guerre, et que cela faisait partie de la destruction qu’elle engendrait, mais je ne comprenais pas ce qu’il se passait. J’entendais encore des explosions. Je crois que les munitions continuaient d’exploser sur la base militaire. Toutes les trente secondes. La ville entière fumait et les gens sortaient dans cet état horrible.

Tout ce que j’ai fait, c’est essayer de suivre les indications de ma mère. Elle avait peur que des bombes incendiaires nous encerclent. Elle m’avait toujours appris : « Va-t-en vers la rivière. » La rivière Ota a sept bras, il y en avait donc plein autour. J’ai voulu m’y rendre. Les gens essayaient de sauter dans l’eau mais ils se noyaient car ils étaient mortellement brûlés. Ils étaient toujours vivants et essayaient de soulager leurs brûlures de la sorte. Je n’avais aucune idée de là où se trouvait ma mère, et si je l’avais su, je ne serais probablement pas là à vous parler car je serais allée la rejoindre. Absolument rien ne m’en aurait empêchée. Au final, elle est morte écrasée et brûlée. Sous une maison près du centre. Je serais morte avec elle. Je serais vraiment restée avec elle, je ne l’aurais pas abandonnée. Il n’existait aucune manière de la retrouver.

Après ce jour-là, nous sommes tous revenus chercher nos familles. Aucun de nous ne savait où elles se trouvaient. Nous devions donc nous rendre aux centres de secours. La plupart n’était qu’un amas de gens allongés sur le sol, dans la poussière d’une chapelle ou d’un temple. Je ne pouvais pas supporter ces échecs – personne, personne, personne. Alors j’annonçais le nom de ma mère et je disais : « Oh, s’il te plaît, réponds-moi. » Et comme réponse, le silence était à peine troublé par une faible agitation. Même si j’étais dans un état de choc au point d’être insensibilisée, j’ai essayé. Je ne pouvais supporter de ne pas la trouver – qu’allais-je faire ? Je veux la voir, mais pas dans cet état. Mais je peux lui faire savoir que je l’aime et que je veux être présente – donc, juste en jouant avec des choses magiques dans ma tête, je me suis mise à chanter des chants qu’elle m’avait appris, qu’elle aimait entendre. (Avec une touche d’allégresse.) Alors j’ai dit : « S’il te plaît, Seigneur, porte ce chant à ma mère et rassure-la, car je ne peux pas la trouver. » C’est à ce moment-là que mes sentiments sont revenus et que j’ai simplement pleuré, pleuré et encore pleuré. Ce sont des scènes que tous les hibakusha, les survivants, ont vécu. L’impuissance à prodiguer de l’aide, à participer, car nous ne savions pas ce qui avait été largué. Même ceux qui n’avaient ni brûlures ni blessures ont commencé à souffrir et à tomber raides morts, à cause, vous le savez, de la force des radiations. Elle entre dans la moelle des os et pénètre votre cerveau puis change votre fœtus, et vous donnez naissance à des enfants malformés. Nous ne savions pas comment aider, nous ou qui que ce soit. Cette mort-là, c’est l’absence de dignité. L’impuissance complète. Même pas quelqu’un qui vous torture. C’est invisible. Et cela touche tout, les gens, l’ADN, les plantes.

Je vous ai donné le trèfle à quatre feuilles que j’ai ramassé sur les rives de l’Ota. Le trèfle s’est transformé en trèfle à cinq, six feuilles, partout. Je le sais, je les ai ramassés. Leur ADN a changé, c’est certain. Même si vous n’étiez pas au centre, si vous étiez mouillés par la Pluie noire (de la pluie mélangée à des cendres de matériaux incinérés aux retombées radioactives ; elle s’est déversée à la fois sur Hiroshima et Nagasaki), elle restait collée à votre corps, et nous ne savions pas ce que c’était. Nous devions supporter non seulement les effets biologiques, mais aussi mentaux. Pendant une durée infinie, cela m’a hantée et torturée. Quasiment toute ma jeunesse. Même dans ma quarantaine et ma cinquantaine. Jusqu’à ce que je travaille dans cet hôpital et que je voie la mort avec dignité. Je me suis formée dans des services psychiatriques avec beaucoup de monde, avec ce défi-là, comprendre la mort.

Je suis pratiquement morte d’une maladie due à la bombe A. J’avais pendant des jours une fièvre très puissante, et je délirais. J’ai été hors circuit pendant des mois. Comment ai-je guéri ? Cela a pris du temps. Au plus dur de la maladie, quand j’étais au plus bas, je ne pensais pas survivre. La plus jeune sœur de mon père est venue avec quelques tortues serpentines vivantes, car elle était persuadée qu’une tortue vivante sauve une vie humaine. Mon père et elle ont lutté pour leur couper la tête et récolter leur sang avec une carafe. Il est probable que ces protéines m’ont aidée, car nous étions tous affamés. Ma fièvre a commencé à baisser. Je ne suis pas allée à l’école l’année suivante. Ma meilleure amie, évacuée dans la même classe et revenue comme moi le 5 août, a été écrasée. Nous étions du même village.

Mon frère, son corps a fondu, il est mort brûlé. Il est resté vivant quelques heures et quelqu’un qui l’a vu nous a dit que ses vêtements, y compris sa peau, étaient partis, brûlés, écorchés. Il avait des attaches métalliques sur son pantalon. Il en restait quelques bouts, mais tout le reste était brûlé.

Quand je pense à ma mère et à mon frère, comment ils ont rencontré leur fin, quelque chose se passe dans mon corps. C’est la terreur et le chagrin mêlés. Tous ceux qui y étaient portent en eux le souvenir, la culpabilité. Le chagrin, c’est tous ceux que vous avez perdu, mais aussi votre impuissance ; vous ne compreniez pas ce qu’il se passait ; vous n’étiez pas prévenu ; vous n’étiez pas préparé. Si vous aimez votre mère et si vous aimez votre frère, vous espériez être en mesure de faire quelque chose, et même si vous ne le pouviez pas, vous souhaiteriez être là pour leur dire : « Je vous aime, je suis désolé de ne rien pouvoir faire pour soulager votre douleur, mais je suis là. » On ne pouvait même pas donner d’aspirine – mais on n’avait pas d’aspirine, de quoi est-ce que je parle ?! On ne pouvait même pas donner de l’eau. Dans la tradition japonaise, quand une personne est au bord de la mort, on mouille toujours ses lèvres avec un coton ou quelque chose. Ces personnes brûlaient, elles quémandaient de l’eau.

On ne pouvait même pas en donner. Les gens expliquaient : « Si vous leur donnez de l’eau, ils vont mourir, alors n’en donnez pas. » Vous avez survécu, mais pas eux. Les gens déambulaient en disant : « Untel est mort, et aussi untel. » Puis ma grand-mère est apparue. « Tu fais comme si toutes les personnes mortes étaient bonnes, et que ceux d’entre nous qui sommes toujours vivants ne le sommes pas. » Et il y avait quelque chose de vrai là-dedans, parce qu’on se sentait coupables d’avoir survécu.

Mon oncle a développé une sorte de boursouflure là où une entaille à vif avait été causée par du verre. Il était dans les usines de mon grand-père, qui l’ont écrasé. Cela a dégénéré en un cancer du cerveau et il est mort. Ma tante, qui n’était pas là mais qui m’a aidée en m’apportant les tortues, était si proche de lui qu’elle est morte de chagrin. Mon autre tante, qui était une sœur plus âgée de cette tante-là, est aussi morte après avoir pris un bain. Ma grand-mère s’est longtemps plainte de douleurs abdominales et elle est morte, elle aussi. Mon père, qui a vécu jusqu’à, oh, ses 60 ans, m’a écrit une lettre qui disait : « Je suis si fatigué, jour après jour. C’est un véritable effort. » Et quelques jours plus tard, j’avais un coup de téléphone : mon père était mort. Beaucoup d’entre nous avions ce que d’autres appelaient la « maladie de la paresse ». Nous étions tous très vite fatigués, sujets à l’épuisement rapide. Et nous étions sujets au cancer. Certaines des mères ont donné naissance à des enfants aux petites têtes. Les femmes célibataires ont par conséquent caché qu’elles étaient des survivantes car, en ces temps-là, les mariages étaient arrangés. Si vous pouviez donner naissance à un bébé défectueux, vous étiez un risque, un mariage imprudent. Vous étiez susceptibles d’avoir des maladies inconnues.

Pendant l’Occupation (américaine), la presse ne pouvait publier aucun résultat des études sur ces maladies. Elle n’en avait pas l’autorisation. Donc personne ne savait vraiment ce qu’il se passait, et il n’y avait aucun traitement. À cela se rajoutait le fait que c’était la première défaite des Japonais. C’était une guerre si horrible, nous avons tant souffert. Personne ne souhaitait s’en rappeler.

Oh oui, c’est gravé dans ma mémoire comme si c’était hier. Il n’y a aucun moyen de l’effacer, aucune façon de me débarrasser de ces souvenirs humides, de la terreur.

La peur a guidé la plus grande partie de ma vie, à cause de ça, parce que je reliais la mort à la destruction. Il n’y avait aucun respect. Le mémorial, le parc de la Paix, tout ça, c’est très bien. Mais, moi, je l’ai vu, je l’ai vécu. Vous ne pouvez pas me faire croire que ce n’était pas horrible, d’accord ?

[…]

J’ai amené mes jeunes enfants à Hiroshima pour visiter et je les ai conduits aux endroits marquants de ma vie. À chaque fois que j’y suis retournée, j’étais si déprimée et en colère. Cette fois-là, c’était une expérience différente. Je ne suis jamais vraiment rentrée dans le musée de la Paix parce que je ne voulais pas me rappeler des choses réelles, mais j’avais besoin que mes enfants comprennent, alors je les ai emmenés. Et j’ai vu quelque chose que je n’avais jamais vu auparavant. C’était projeté sur un écran grandeur nature, traversant la rotonde centrale, un film noir et blanc de l’Enola Gay, d’une micro-seconde : il se dirigeait vers nous, juste avant qu’il ne lâche la bombe. Et j’ai instinctivement levé les bras en essayant de le bloquer. Puis je me suis rappelé combien nous étions innocents, à quel point nous allions bien, malgré la famine. J’ai fondu en larmes. J’ai pleuré jusqu’à m’étouffer. Je ne pouvais pas m’arrêter. « Oh, s’il vous plaît, il faut que cela cesse, oh, s’il vous plaît. » J’ai alors su que cela ne pouvait pas s’arrêter, que cela continuait. C’était clair pour moi.

D’une certaine façon, c’est toujours dans l’air : aussi longtemps qu’on croira faire la guerre avec la possibilité de la bombe nucléaire. Parce qu’à aucun moment dans l’histoire de l’humanité, on a possédé quelque chose qui n’a jamais été utilisé. Quand j’ai compris ça, je me suis juré de dénoncer, jusqu’à mon dernier souffle, les conséquences d’Hiroshima, parce que c’était la première fois qu’une arme atomique était utilisée contre des humains. C’est contre une partie de la famille humaine que cela a été utilisé, et c’est une partie de la famille humaine qui l’a utilisée. Donc, s’il vous plaît, rappelez-vous du 6 août, et notez le comme le jour d’Hiroshima. Sachez que la vie est liée à la mort et qu’elle est inestimable. Avec la vie, vous pouvez aimer, vous pouvez être aimé ; vous pouvez respecter, vous pouvez honorer ; vous pouvez parler, vous pouvez chanter, et vous pouvez festoyer jusqu’au dernier souffle. (Proche d’un soupir.) Pas la vie et la mort hideuses que les hibakusha ont eu à endurer.