Féminismes : vive la quatrième vague !



Les derniers mois ont vu paraître plusieurs ouvrages qui témoignent du renouveau des luttes féministes. Parallèlement au regain des mobilisations (grèves internationales du 8 mars, #MeToo, etc.), on assiste à un renouveau réflexif et théorique qui laisse augurer l’entrée dans une nouvelle période. Retour sur trois ouvrages courts mais importants, à se procurer dès la rentrée : un recueil d’essais théoriques, une histoire militante du féminisme, un manifeste.

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Production et reproduction sociale

Née en Italie, Silvia Federici est une universitaire états-unienne et militante féministe qui s’inscrit dans le courant de la reproduction sociale. Son livre, Le Capitalisme patriarcal, réunit les traductions de six de ses textes parus entre 1975 et 2017. Il aborde de manière très claire cette conception féministe révolutionnaire qui se propose d’utiliser Marx contre Marx.

Au marxisme, l’auteure emprunte la philosophie de l’Histoire et le rôle fondamental qu’y joue la lutte des classes, la conception de la nature humaine comme produit d’un rapport social et le lien entre théorie et pratique révolutionnaires. Mais elle pointe un angle mort dans la compréhension marxiste de la société capitaliste : à côté de la production des marchandises, d’où le capital extrait la plus-value qu’il accumule en profits, Marx a manqué de prendre en compte la sphère de la reproduction sociale. La reproduction de la force de travail, quotidienne et intergénérationnelle, qui inclut le travail domestique et sexuel, est pourtant une condition nécessaire à la production des marchandises.

Pour Federici, un changement s’est opéré au cours des années 1850-1860, quand la bourgeoisie a compris que l’exploitation en usine, sans limite, des femmes et des enfants, menaçait les conditions de survie du prolétariat. Par suite, avec le passage de l’industrie légère à l’industrie lourde (métallurgie) et le besoin d’une main-d’œuvre plus robuste, on a favorisé le retour des femmes au foyer avec l’augmentation du salaire ouvrier… Corrélativement, le travail domestique (ménager et sexuel) s’est trouvé confiné à la sphère « privée » et naturalisé, c’est-à-dire attribué aux femmes comme relevant de leur biologie, comme si la reproduction sociale se trouvait abstraite du domaine de la marchandise.

L’enjeu selon Federici est de bien comprendre que l’oppression des femmes est un rapport d’exploitation et que le patriarcat est au cœur du capitalisme. La domination masculine n’est plus alors une question secondaire mais elle devient centrale, en tant que rapport de reproduction, au même titre que les rapports de production à l’usine, et un levier dans la lutte pour le renversement du capitalisme. On ne peut pas reléguer le combat féministe après la lutte des classes, il en est une des composantes.

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Le féminisme en plusieurs vagues

Le second ouvrage, La Révolution féministe, est écrit par Aurore Koechlin, une sociologue et militante féministe française. Il propose une synthèse de l’histoire du féminisme aux États-Unis et en France, de ses différents moments et contradictions internes. Si la première vague (lutte pour le droit de vote des dites « suffragettes » au tournant du XXe siècle) est rapidement évoquée, l’auteure présente en détail la seconde vague (le féminisme des années 1960-1970), ses différents courants et organisations. On n’y croise pas seulement quelques grands noms et théories : le livre résume les positions et expose avec une très grande clarté l’articulation des débats théoriques (entre féminisme différentialiste, féminisme matérialiste et féminisme lutte de classes) et des enjeux organisationnels et militants, autour du droit à l’avortement et de la lutte contre l’exploitation domestique. L’auteure expose également ce qu’il est advenu de cette vague, qui s’est trouvée de fait absorbée soit dans le milieu universitaire, soit dans ce qui constitue le féminisme institutionnel, proche du féminisme d’État, et dont le combat semble s’être réduit à la représentation paritaire dans les institutions.

Koechlin expose également les grandes lignes de la troisième vague qui s’est développée aux États-Unis dans les années 1990, puis est arrivée en France dans les années 2000-2010. Issue du black feminism, des études de genre et de la théorie queer, autrement dit d’une convergence entre un féminisme radical enrichi de luttes antiracistes et de conceptions théoriques élaborées sur les campus états-uniens, la troisième vague est surtout connue pour promouvoir l’intersectionnalité – cette idée selon laquelle certaines personnes se trouvent à l’intersection de plusieurs rapports de domination et qu’elles doivent porter le fer simultanément sur plusieurs fronts si elles ne veulent pas disparaître. La triade des dominations : sexe, race, classe, est devenue l’étendard d’une nouvelle génération de militantes féministes, sincèrement préoccupée de rompre avec un féminisme à prétention universaliste qui était avant tout l’expression des seuls intérêts des femmes bourgeoises occidentales.

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De même qu’elle aborde les dérives et instrumentalisations du féminisme de la seconde vague, avec le féminisme d’État ou le fémonationalisme – cette position qui utilise les revendications féministes pour attaquer la religion musulmane (et uniquement cette religion) –, l’auteure traite en détail les dérives de la stratégie intersectionnelle, c’est-à-dire de la réappropriation par le milieu militant français de l’intersectionnalité théorisée vingt ans plus tôt dans le milieu universitaire états-unien. Sa critique, qui se veut fraternelle, touche d’autant plus juste que Koechlin est issue de ce courant : une déconstruction centrée sur l’individu plutôt que sur les rapports sociaux, le culte de la radicalité, le souci de construire des espaces sans domination (safe) qui prend le pas sur le projet de transformer la société, le formalisme, le moralisme… tous ces traits contribuent à enfermer les tenant∙es de cette stratégie dans un entre-soi finalement même pas confortable et à les couper du reste des femmes.

À l’opposé, l’auteure défend la perspective d’un féminisme large, ancré dans les luttes, et soutient ce qu’elle croit déceler comme les prémices d’une quatrième vague. Depuis quelques années, les revendications féministes poussent à la grève et font descendre dans les rues des centaines de milliers voire des millions de personnes au Chili, en Argentine, en Italie, en Espagne, en Islande, en Pologne, etc. Les femmes sont aussi massivement impliquées dans les luttes salariales, pour l’environnement et plus généralement pour la défense des cadres de vie. Pour Koechlin, le féminisme doit reprendre ce qu’il y a de meilleur des précédentes vagues – des luttes des années 60-70 aux analyses de l’intersectionnalité –, mais aussi se nourrir de l’approche de la reproduction sociale, car l’enjeu est que la quatrième vague aille plus loin que les précédentes, et aller vers un féminisme révolutionnaire, ainsi que se conclut son ouvrage : « L’émancipation des femmes et des minorités de genre est impossible sans la révolution ; et la révolution est impossible si elle n’est pas féministe. Les destins de la révolution et du féminisme sont inextricablement liés. »

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Pour un féminisme de masse

Comme son sous-titre l’indique, le troisième livre est un manifeste. Féminisme pour les 99 % a été rédigé par trois féministes et universitaires états-uniennes, Cinzia Arruzza, Tithi Bhattacharya et Nancy Fraser, en écho à la « nouvelle vague de radicalisme féministe » qui émerge actuellement. C’est d’une certaine manière la théorie de la reproduction sociale mise en action. Les auteures estiment qu’il faut commencer par combattre la perspective de « l’égalité des chances de dominer » du féminisme libéral. Ce dernier ne concerne et ne peut concerner qu’une infime minorité de femmes privilégiées, vivant sur le dos des femmes précarisées, souvent issues de l’immigration, en charge de l’économie du soin (des enfants, des personnes âgées), de l’éducation, de la santé et d’une partie du travail ménager.

À ce féminisme élitiste les auteures opposent un féminisme pour la majorité qui converge avec d’autres luttes : « Nous cherchons à montrer pourquoi les féministes devraient s’engager dans les grèves féministes, pourquoi nous devons nous unir avec d’autres mouvements antisystème et anticapitalistes, pourquoi notre mouvement doit devenir un féminisme pour les 99%. C’est seulement de cette manière – en s’alliant avec les antiracistes, les écologistes, les militant∙e∙s pour les droits des travailleurs, des travailleuses et des migrant∙e∙s – que le féminisme pourra relever les défis de notre temps. »

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Cette perspective se décline en 11 thèses qui reprennent et actualisent les revendications historiques des différentes vagues de féminisme, de la révolution sexuelle et du rejet de la violence masculine à la reconnaissance de l’intersection des dominations, donc des différences parmi les femmes. Les auteures défendent l’unité la plus large contre le capitalisme et le patriarcat, et pour cela il faut éviter l’écueil de la fragmentation. S’il est impossible de considérer la classe ouvrière « comme une abstraction homogène et vide », puisque « les différences, les inégalités et les hiérarchies induites par les relations sociales capitalistes donnent réellement lieu à des conflits d’intérêts parmi les opprimé∙e∙s et les exploité∙e∙s », célébrer la diversité et se contenter de luttes fragmentaires ne permettra pas de transformer la société.

Arruzza, Bhattacharya et Fraser proposent « un universalisme façonné par la multiplicité des luttes venant d’en bas ». Pour cela, il faut « prendre au sérieux » les différences entre femmes : « Nous ne proposons ni de les effacer ni de les minimiser : notre manifeste préconise au contraire que nous nous battions contre l’exacerbation et l’instrumentalisation de nos différences par le capitalisme. Le féminisme pour les 99% incarne cette vision de l’universalisme : toujours en formation, toujours ouvert aux transformations et aux contestations et toujours renouvelé par la solidarité. »

Cette ligne s’oppose à l’universalisme abstrait mis en avant par certains courants féministes issus de la deuxième vague, qui peine à prendre en compte la diversité des oppressions et des situations vécues par les femmes. Mais elle s’oppose également à la stratégie intersectionnelle issue de la troisième vague, qui conduit au morcellement des luttes et des identités. C’est certainement cette voie médiane et ce dépassement qui gagneront à être renforcés dans les années à venir. Alors la quatrième vague deviendra réalité… et tous les espoirs d’émancipation seront permis.

Léo P.

Références :

Article paru dans RésisteR ! #64, le 20 septembre 2019